16. Oktober 2014

Thomas Hochmann

Dissolution du Front National: mode d’emploi

L’actuelle procédure de dissolution du NPD en Allemagne pourrait-elle inspirer les français? Le thème de l’« interdiction » des partis politiques est rarement évoqué en France. L’idée de dissoudre le Front National ressurgit de manière sporadique, mais n’a jamais été véritablement prise au sérieux par les acteurs politiques. La raison semble en être, de manière surprenante, l’absence de protection particulière dont les partis politiques jouissent en droit français. Les normes applicables pour la dissolution, tout comme les acteurs compétents, paraissent manquer de la solennité requise pour une mesure si grave dans le cadre d’une démocratie. Pourtant, si l’on ne laisse pas ce type d’estimations personnelles troubler la description du droit positif, il apparaît clairement que les normes applicables permettent la dissolution du Front National. C’est ce qu’on voudrait essayer de montrer, avant de s’interroger sur la conformité d’une telle mesure avec les normes supérieures.

Une dissolution possible

Contrairement au droit allemand, le droit français n’accorde aucune protection particulière aux partis politiques. En vertu de l’article 4 de la Constitution, « Les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie ». Contrairement à l’article 21 alinéa 2 de la Loi Fondamentale, aucune procédure de dissolution n’est prévue. C’est au niveau législatif qu’apparaissent de telles possibilités.

Du fait de la liberté de formation garantie par l’article 4, la plupart des partis politiques sont en France de simples associations. C’est le cas du Front National. La loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association lui est donc applicable. Or, ses articles 3 et 7 permettent au Tribunal de grande instance (le juge judiciaire de premier ressort) de dissoudre « toute association fondée sur une cause ou en vue d’un objet illicite, contraire aux lois, aux bonnes moeurs, ou qui aurait pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement ». Cette disposition permet la dissolution d’un parti royaliste ou séparatiste, mais elle semble difficilement applicable au Front national, dont l’objet n’est guère illicite : il s’agit de participer au débat politique et éventuellement de parvenir au pouvoir.

En revanche, l’article L212-1 du Code de la sécurité intérieure, qui reprend la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées, paraît susceptible d’être utilisé contre le Front National. Cette disposition permet la dissolution de certaines associations ou groupements de fait. Sont concernés, d’abord, ceux qui ont recours à la violence, mais également ceux « qui, soit provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ».

Le Front National remplit sans aucun doute cette condition. Son programme prévoit par exemple de mettre en place la « priorité nationale », qui se traduit par une discrimination contre les étrangers : « Les entreprises se verront inciter à prioriser l’emploi, à compétences égales, des personnes ayant la nationalité française. Afin d’inciter les entreprises à respecter cette pratique de priorité nationale, une loi contraindra Pôle Emploi à proposer, toujours à compétences égales, les emplois disponibles aux demandeurs d’emploi français » (p. 12). Nul ne saurait donc contester que le Front National, en réclamant les suffrages sur ce programme, provoque à la discrimination contre un groupe de personnes à raison de leur non-appartenance à une nation. Ce même programme contient plusieurs « idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination », telle l’affirmation que « la carte de l’insécurité recoupe largement celle de l’immigration », la garantie de la sécurité impliquant de « stopper les flux migratoires vers la France » (p. 18). En droit français, une association qui défend de telles idées peut être dissoute. Le Président de la République peut donc, conformément à la loi, dissoudre le Front National, au moyen d’un décret en Conseil des ministres. Reste à s’interroger sur la conformité aux normes supérieures de cette loi et de son éventuelle application.

Une dissolution permise

Si le Front National était l’objet d’une mesure de dissolution, il ne manquerait pas d’exercer les différents recours qui s’ouvriraient à lui. D’abord, il pourrait contester de manière abstraite la conformité de l’article L212-1 du Code de la sécurité intérieure à la Constitution. La loi de 1936 a été insérée dans le Code de la sécurité intérieure par le gouvernement, sur le fondement d’une habilitation législative (article 38 de la Constitution). Dans un tel cas, le texte adopté a valeur réglementaire tant qu’il n’a pas été « ratifié » par le Parlement. Aussi, c’est au Conseil d’État qu’il reviendrait d’examiner cet argument de l’inconstitutionnalité de l’article L212-1. Dans un arrêt du 30 juillet 2014, le Conseil d’État a considéré que cette disposition constituait une atteinte justifiée à la liberté d’association, dès lors qu’elle répondait « à la nécessité de sauvegarder l’ordre public, compte tenu de la gravité des troubles qui sont susceptibles de lui être portés par les associations et groupements visés par ces dispositions ». Le moyen serait donc sans doute rejeté.

Si le recours du Front National intervenait après la ratification de l’ordonnance, l’article L212-1 aurait une valeur législative et seul le Conseil constitutionnel serait compétent pour examiner sa conformité à la Constitution. Pour saisir cet organe, le Front National devrait déposer devant le Conseil d’État une « question prioritaire de constitutionnalité », que le Conseil d’État transmettrait sans doute au Conseil constitutionnel[1]. Cet organe, il faut le souligner, ne se prononcerait pas, telle la Cour constitutionnelle fédérale, sur la dissolution concrète du parti. Il examinerait uniquement de manière abstraite si la loi qui permet cette dissolution est conforme à la Constitution. La situation embryonnaire de la dogmatique des droits fondamentaux en France et le caractère très laconique de la jurisprudence du Conseil constitutionnel ne permet guère de prévoir avec beaucoup de certitude quelle serait sa décision en l’espèce.

Le Conseil constitutionnel a considéré que la liberté d’association avait valeur constitutionnelle dans une célèbre décision du 16 juillet 1971, où il censurait une modification proposée de l’article 3 de la loi de 1901. Seule la volonté d’instaurer un contrôle préalable des associations gênait le Conseil constitutionnel, et non la possibilité de dissoudre les associations dont l’objet est illicite. On voit mal pourquoi il en irait différemment de la faculté de dissoudre les associations qui appellent à la discrimination, possibilité qui constitue une atteinte plus étroite à la liberté d’association. Par ailleurs, la mention, à l’article 4 de la Constitution, des partis politiques, ne constitue aucun obstacle : cette disposition impose en effet aux partis politiques le respect des « principes de la souveraineté nationale et de la démocratie ». On peut considérer que l’article L212-1 vient concrétiser cette limite, qui constitue ainsi une sorte d’équivalent français à l’ordre fondamental libéral et démocratique mentionné par la Loi Fondamentale.

Les autres recours du Front National porteraient non sur l’article L212-1, mais sur la mesure concrète de dissolution. Le Conseil d’État ne pourrait manquer de considérer que la décision du Président de la République est conforme à la loi, sauf à considérer, malgré le programme du parti, que celui-ci n’incite pas à la discrimination contre les étrangers. La Cour européenne des droits de l’homme ne manquerait alors pas d’être saisie et il est, là aussi, difficile de prévoir sa décision. L’article 11 de la Convention, qui garantit la liberté d’association, prévoit de très larges possibilités de limitations, notamment pour la protection des « droits et libertés d’autrui ». Toute la question sera de savoir si la dissolution du Front National était « nécessaire dans une société démocratique ». Certes, la Cour insiste, dans sa jurisprudence, sur l’importance des partis politiques dans une démocratie. Mais elle accepte la dissolution d’un parti lorsqu’il défend « un projet politique qui ne respecte pas la démocratie ou qui vise la destruction de celle-ci ainsi que la méconnaissance des droits et libertés qu’elle reconnaît » (Refah Partisi c. Turquie, 1998, § 98) : « nul ne doit être autorisé à se prévaloir des dispositions de la Convention pour affaiblir ou détruire les idéaux et valeurs d’une société démocratique » (ibid., § 99). La Cour répète fréquemment qu’« il importe au plus haut point de lutter contre la discrimination raciale » (Jersild c. Danemark, 1994, § 30). À l’égard de la condamnation du président du « Front National » belge, elle assurait qu’« on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner voire de prévenir toutes les formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance » (Féret c. Belgique, 2009, § 64). Peut-être que le polissage opéré par le Front National, qui évite désormais les saillies racistes, convaincra la Cour de sa compatibilité avec la Convention. Mais si le gouvernement français mettait suffisamment en avant les motifs de la dissolution, en s’appuyant sur le programme du Front National et sur l’image d’ensemble qui ressort du comportement de ses membres dirigeants, une condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme semble tout sauf inévitable.

La place établie du Front National dans le paysage politique français ne devrait pas non plus constituer un obstacle à sa dissolution. Au contraire, la Cour européenne considère que lorsqu’un parti est susceptible de dissolution, ses « chances réelles » d’accéder au pouvoir créent un risque suffisamment « tangible » et « immédiat » qui peut justifier la dissolution effective (Refah Partisi c. Turquie, 2003, § 110). Si la faiblesse du NPD pourrait soulever des doutes quant à l’intérêt d’une dissolution[2], les succès électoraux du Front National plaident au contraire pour le caractère « nécessaire » de la cette mesure.

Bien entendu, la possibilité juridique d’une dissolution du Front National ne dit rien de la pertinence d’une telle mesure. Tout ce qui est possible n’est pas souhaitable, et il ne s’agit pas ici de prétendre que la dissolution serait politiquement bienvenue, qu’elle ne contribuerait pas à renforcer ce parti plutôt qu’à le détruire. Simplement, avant de s’interroger sur le bien-fondé moral, philosophique ou politique d’un comportement, il peut être intéressant de savoir si ce comportement est permis ou interdit. À cet égard, les choses semblent claires : François Hollande pourrait, dès aujourd’hui et conformément au droit, dissoudre le Front National.

[1] Le Conseil d’État doit renvoyer la question au Conseil constitutionnel si elle présente un caractère sérieux. On peine à imaginer qu’il ne juge pas qu’il en va ainsi dans le contexte qui entourerait la mesure de dissolution du Front National. Sur la procédure du contrôle de constitutionnalité en France, cf. Nikolaus Marsch, « Verfassungsgerichtsbarkeit », in N. Marsch, Y. Vilain, M. Wendel (dir.), Französisches und Deutsches Verfassungsrecht, Ein Rechtsvergleich, Springer, 2015.

[2] Cet argument semble cependant écarté de manière convaincante par les Professeurs Möllers et Waldhoff dans le recours adressé à la Cour constitutionnelle (pp. 160 ss.).

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